Hiroshi Sakurai – octobre 2023
Trois jours après la fête d'ouverture du 23 septembre, je me suis envolé depuis l'aéroport de New York JFK pour Rome, sur la compagnie ITA Airways. J'étais un peu préoccupé parce que cette compagnie aérienne prenait la suite de l’ex-Alitalia, mais il n'y a eu aucun problème. De plus, j'ai été agréablement surpris de constater que la nourriture servie à bord était, à mon avis, plus simple et plus savoureuse que celle des autres compagnies européennes, sans parler des compagnies américaines.
Notre première destination était le village où se trouve le siège et l’usine de Brunello Cucinelli, la marque de mode italienne ultra-luxueuse. Ce village, Solomeo à Corciano, est à deux heures de route de Rome. Je pense qu'il est juste de dire que presque tout le village dépend de Brunello Cucinelli. Tout le village incarne la philosophie de M. Cucinelli, qui valorise l’artisanat et qui recherche l'authenticité et la durabilité.
Tout d'abord, le village est magnifique. Un théâtre construit par M. Cucinelli à ses frais autour d'un château du XIVe siècle et cinq écoles de couture pour hommes et femmes sont répartis dans le village, ainsi que le siège social et la maison de M. Cucinelli. (Ces écoles n'exigent pas nécessairement que vous travailliez pour Cucinelli après l'obtention de votre diplôme !) Les rues pavées qui relient ces établissements sont absolument magnifiques. Elles semblent avoir été créées par le passage du temps ou l'accumulation de la vie et de la culture dans la campagne italienne pendant de nombreuses années, et je ne pense pas qu'elles auraient pris cette apparence si un designer l'avait fait tout seul de sa propre initiative.
Grâce à la personne qui nous y a emmenés, j’ai eu l’impression de faire une visite VIP, même si nous n'étions pas des clients. Giulia, une Italienne qui parle couramment le japonais, nous a fait visiter le village et, à la fin, nous avons été conduits à un espace vert ouvert de la taille du parc Hibiya à Tokyo, où se trouve juste un monument. C’est un symbole des idées de M. Cucinelli. Il s'agit d'un grand espace ouvert où tout le monde peut entrer et jouer librement.
La structure se compose de cinq arches, avec les mots "Dédié à la dignité humaine" écrits au sommet. M. Cucinelli a fondé sa marque en 1978. (J'ai repris la brasserie en 1984 et je peux encore douter de mes compétences !). L'entreprise se concentre principalement sur les produits en cachemire, qui sont systématiquement fabriqués en Italie, dans le but de toujours fournir le meilleur, sans sous-traiter la couture et la teinture en Chine, en Corée ou dans d'autres pays. Cela est rendu possible grâce à l’excellence des artisans italiens, et il est bien connu qu'ils sont traités avec la plus grande attention, au-delà des normes italiennes.
L'idée est née d'une expérience de M. Cucinelli pendant son enfance. Il est né dans une famille d'agriculteurs, mais à un moment donné, son père a abandonné l'agriculture et est allé travailler dans une usine en ville. Un jour, alors que son père rentrait à la maison épuisé et en larmes, il s'est dit « Que le travail est dur » et s'est interrogé sur le fonctionnement et la cruauté de la société capitaliste moderne, qui détruit jusqu'à la dignité de l'être humain.
En réponse à ces questions, Brunello Cucinelli s'est fixé pour objectif d'être une « usine capable de protéger la dignité humaine ». Le village de Solomeo montre cela de manière tangible, et ce monument en est une représentation abstraite.
Devant ce monument, on comprend que M. Cuccinelli considère ses artisans comme des membres de la famille. On n'a pas l'impression ici, comme c'est souvent le cas en Occident, que la direction et les commerciaux se tiennent complètement à l'écart des artisans et des travailleurs et ne les considèrent que comme de « simples outils pour produire et générer du profit ».
Il y a là quelque chose qui m'a interpellé. Depuis un certain temps, je me débats avec cette question des conditions de travail du personnel de production de la brasserie de New-York, dans un monde qui promeut la division du travail. Aux États-Unis, le personnel de production n'est pas autorisé à faire le ménage, les Américains n'ont jamais fait le ménage à l'école depuis leur enfance, le nettoyage est effectué par des employés spécialisés dans le nettoyage, et non généralement par le personnel (Il y a une séparation faite entre le personnel de gestion et le personnel de production et encore une division supplémentaire au sein du personnel de production, différenciant les rôles techniques du personnel de nettoyage). On m’a dit « Si vous ne tenez pas compte de cela, votre brasserie n'aura pas de succès aux États-Unis », mais j’ai résisté. Bien sûr, à cette époque-là, nous avons demandé au personnel américain de faire le ménage. À leur décharge, ils ont compris l'importance du nettoyage et, même s'ils n'étaient pas très doués, ils ont fait de leur mieux.
Je me disais : « Dans le secteur de la brasserie, comment peut-on avoir une équipe de production qui ne nettoie pas et ne lave pas l'équipement ? » Je me demandais si le saké produit par une telle équipe aurait un jour un bon goût. En même temps, j'ai eu l'impression que l'on soulignait le fait qu'aux États-Unis, il existe une hiérarchie du travail, ou une façon de penser qui divise le travail en grades supérieurs et inférieurs. C'était complètement différent de la façon dont nous avions pensé le fonctionnement de Dassaï à Yamaguchi. J'ai eu l'impression qu'il y avait ici une sorte de pensée qui essayait de banaliser les travailleurs pour en faire quelque chose qui était séparé de la direction, quelque chose qui fonctionnait tout simplement.
À la brasserie de Yamaguchi, les cadres de la production prennent l'initiative de nettoyer et de laver l'espace de travail, et Monsieur Nishida, le directeur de la production, ordonne même les chaussons qui ont été mal rangées. Au sein du personnel de production de la brasserie Dassaï, il n'y a pas de poste supérieur ou inférieur. Le service de production est au cœur de la brasserie elle-même et en est, pour ainsi dire, l'âme. En ce sens, il se distingue d'une organisation commerciale à l'américaine, où le service de production est souvent négligé. C'est également ce contexte qui permet à Dassaï de connaître une croissance élevée et inégalée dans l'industrie alimentaire et qui rend possible de proposer des salaires élevés.
Je me souviens d’une discussion avec un restaurateur américain. J’expliquai qu’au restaurant de Robuchon à Paris, l’équipe passait environ une heure et demie après les heures de travail à nettoyer et à laver la cuisine, il a été surpris et m'a dit : « Aucun employé ne fait cela aux États-Unis ».
Cependant, lorsque je constate que les restaurants étoilés américains construits sur l'idée de la division du travail ne réussissent pas à Paris, je continue à penser que dans le monde de l'alimentation, la division du travail à l'américaine ne fonctionne pas. Bien sûr, McDonald's est différent. Mais c'est la réalité pour les restaurants haut de gamme. Dans le monde du saké, la situation est différente si vous visez un saké pour la grande distribution, mais si vous visez le sommet, je pense que c'est la même chose.
Nous devons opter pour le style japonais aux États-Unis également. Et ce faisant, nous devons nous efforçons de garantir des salaires élevés au personnel de production dans les brasseries américaines. Visons à créer une « brasserie américaine de saké » qui recherche à mettre en avant la dignité humaine et l'égalité. Faisons-le à la manière de Dassaï, aux États-Unis aussi. C'est ce que j'ai ressenti à ce moment. Je suis heureux d'être venu chez Brunello Cucinelli.