Le numéro de mars de dancyu comporte un dossier spécial sur le saké japonais. Il contient un article intitulé : "L'état actuel des producteurs de saké, basé sur une enquête auprès de 419 producteurs". En le lisant, j'ai remarqué que Dassai était mentionné. Dans la section sur le nombre de personnes impliquées dans le processus de fabrication du saké, Dassai est le plus grand producteur du Japon avec 130 employés, dépassant facilement les 90 personnes travaillant chez Kenbishi ou Hakutsuru.
Cet article ne correspond pas à l'idée reçue selon laquelle "Dassai a réussi à produire en masse du saké Junmai Daiginjo (saké nécessitant beaucoup de main-d'œuvre) grâce à l’analyse de données et à la mécanisation". Au niveau national, Dassai se classe au 12e rang en termes de volume d'expédition et probablement au 6e rang en termes de valeur. Et pourtant, Dassai est N°1 en termes de nombre de personnes impliquées dans la fabrication du saké. Grâce à notre main-d'œuvre et à notre volume de production, il est désormais difficile d'affirmer à tort que la fabrication du saké d'Asahi Shuzo est automatisée. Si vous regardez le rapport entre le nombre de personnes impliquées dans la fabrication du saké et le volume de production, surtout en ce qui concerne les maisons de sakés dites « locales », vous pouvez y voir l'importance de la main-d'œuvre.
S'il était vrai que « Dassai peut être produit en masse à l’aide de machines », comme certains aiment à le dire, qu'en est-il des autres producteurs ? Cela signifie-t-il qu'ils ont « réussi à faire des économies, sans utiliser de machines » ? En dehors de l'importance des données, la mécanisation dans l'élaboration de Dassai est une affirmation qui, d'une certaine manière, est devenue une obsession pour ceux qui veulent simplement discréditer Dassai. Mais comment se fait-il qu'il y ait un tel écart entre la vérité et cette croyance?
Il y a un contexte particulier à ça : il faut beaucoup de travail intensif et coûteux ("tema" en japonais) pour fabriquer Dassai. Je crois que c'est parce que nous avons pris la peine de passer par ce "travail intensif et coûteux" que nous avons réussi à arriver là où nous sommes aujourd'hui. Lorsque j'ai repris Asahi Shuzo, nous produisions environ 130 000 litres de saké par an, du saké de table – ordinaire - avec 4 personnes. Aujourd'hui, nous produisons 55 millions de litres par an avec 130 personnes. C'est au cours de cette croissance que j’ai pu me faire ma propre façon de penser.
Ce que je veux dire par là, c'est que j'ai réalisé que même un perdant comme moi peut devenir quelqu'un s'il prend son temps. Certains d'entre vous le savent peut-être, mais pendant mon enfance, non seulement je n'étais pas doué pour les études, mais je n'étais pas non plus doué pour le sport. Et alors que je m’acharnais en tant que président d'une entreprise de fabrication de saké en perte de vitesse, au fin fond des montagnes, sans issue, j'ai affectionné l’idée de "prendre le temps". J'ai compris que si je consacrais deux fois plus de temps que les autres, je pourrais réussir en tant qu'entrepreneur. C'est pourquoi je pense toujours à la fabrication du saké : 365 jours par an. J'ai 71 ans maintenant, alors je me réveille souvent la nuit. Je me réveille la nuit et avant même de m'en rendre compte, je pense à la fabrication du saké. Et pour moi, c'est un plaisir. Pour moi, la fabrication du saké est un passe-temps.
J'ai repris cette idée et l'ai appliquée à la production de saké. Bien sûr, je ne veux pas avoir affaire avec le Ministère du Travail au Japon : je ne vais pas faire peser le poids de nombreuses heures de travail sur chaque membre du personnel, mais le fait est que j'ai réalisé que si nous avions le bon nombre de personnes et si nous faisions les efforts nécessaires, nous pourrions produire un grand saké. Nous n'avions pas besoin d'être une « maison de saké traditionnelle » : même une petite maison de Yamaguchi qui n'a aucune Histoire peut poursuivre cet idéal, celui de faire un grand saké. C'était une découverte extraordinaire.
D'une part, le système de Toji (système d’artisans de saké, payés par la maison de saké pour la fabrication) est basé sur le capitalisme moderne ("moderne" dans le sens de l'époque Edo), et il n'était donc pas considéré comme une bonne idée d'effectuer un travail coûteux et à forte intensité de main-d'œuvre. Il est toutefois intéressant de noter que, lorsqu'il s'agissait de produire une cuvée de saké spécial pour un concours, on ne pensait plus à être efficace : tous les travailleurs s'investissaient dans le travail de lavage du riz ou de fabrication du koji. Le fait est que les Toji et leurs ouvriers sont sous contrat pour chaque saison de travail. Ainsi, à l'exception de la fabrication de cuvée pour un concours, il était important pour eux de produire beaucoup de saké avec le plus petit nombre d'heures de travail, afin de conserver le contrat de l'année suivante avec la maison qui les employait. C'était donc un accord tacite important que le principal saké fabriqué pour la maison de saké par le Toji et son équipe, qui représentait la majorité de la production, devait être fait avec le moins d'effort possible.
Mais c'est là que Dassai intervient avec un concept complètement différent pour l’élaboration du saké : « La fabrication d'un saké nécessitant un travail coûteux et intensif, mais largement disponible ». En d'autres termes, «mettre au point un grand saké et rendre le Junmai Daiginjo largement disponible sur le marché ». Pour les Toji et les autres fabricants de saké, c'était un coup bas. Lors d'une réunion des Toji (artisans du saké), on m'a dit quelque chose comme "nous pourrions faire aussi bien que Dassai si nous essayions".
À bien y réfléchir, cette idée de "tema" (consacrer beaucoup d'efforts, de coûts à un métier) est quelque chose de typiquement japonais. Pendant la période Edo, la recherche d'un moyen de maximiser la production de riz sur des terres agricoles limitées pour nourrir la population des petits villages a conduit à cette façon particulière de penser. Elle allait jusqu'à ajouter des travaux à forte intensité de main-d'œuvre, que l'on pourrait considérer comme inutiles au dur labeur qu’est le travail au champ. En d'autres termes, il s'agissait d'un système qui ne rendait pas tout le monde riche, mais qui contribuait à donner du travail non seulement au fils aîné du fermier, mais aussi aux deuxième et troisième fils, qui auraient pu autrement devenir une nuisance pour le village. De cette façon, ils pouvaient devenir des membres à part entière de la communauté agricole du village. En bref, la fabrication du saké Dassai est une extension de ce mode de pensée très japonais.
Et, contrairement au passé, dans le monde moderne d'aujourd'hui, le temps et les efforts nécessaires à la fabrication du produit permettent de rechercher la qualité plutôt qu'au rendement. C'est la raison pour laquelle le Japon jouit d'une grande réputation en matière de manufacture depuis l'ère Meiji. Et c'est cette façon de penser que le Japon a perdu de vue ces dernières années face à la concurrence mondialisée des autres pays. Et le fait que Dassai, qui a redécouvert ces valeurs japonaises d'antan, soit le premier exportateur de saké au Japon (17% du total) signifie que ces valeurs peuvent être comprises à l'étranger.
Et la condition la plus importante qui permet à ce concept de "tema" de s'adapter au monde moderne est le "désir ardent de produire le meilleur saké". Sans cela, le concept de "tema" aurait une signification négative. À la campagne, lors de réunions de village, il peut falloir jusqu'à trois heures pour parler de quelque chose qui pourrait être fait en une demi-heure, ou bien trois personnes peuvent passer une journée entière à travailler sur quelque chose qui pourrait être fait en une heure. Certains diront sans remords que cela permet de "faire participer la communauté", et que c’est nécessaire pour s'intégrer à la communauté locale. C'est généralement ce qui rend une communauté confortable pour les personnes âgées mais étouffante pour les jeunes. C'est un exemple symbolique des effets négatifs du concept unique qu’est le "tema" au Japon. Je pense que c'est la raison pour laquelle l’effort de "revitalisation locale" échoue dans de nombreuses campagnes au Japon. En d'autres termes, les membres de la communauté sont satisfaits, mais rien de grand n'en ressort.
Lorsque nous oublions d'essayer de produire un meilleur saké, un produit plus fin, et lorsque nous nous contentons de la même chose qu'hier, le "tema" devient quelque chose que "tout le monde fait de manière conservatrice", et par conséquent, nous perdons au profit de pays où le coût de la main-d'œuvre est plus faible et au profit d’entreprises dont les dirigeants prennent des décisions rapides. Cette nécessité de fabriquer de bons produits fait partie intégrante du concept de "tema". Et la fabrication d'un bon produit doit conduire à des bénéfices élevés. Sans avoir des profits élevés, il ne peut y avoir de meilleurs revenus pour le personnel. Cela entraîne une dichotomie des revenus, ou plutôt une baisse du revenu global. C'est exactement ce qu'est le Japon aujourd'hui.
Cependant, ce qui est effrayant, c'est qu'il doit y avoir un mécanisme permettant de relier un bon produit à un profit élevé. C'est le travail des entrepreneurs, n'est-ce pas ? Je pense que les entrepreneurs, moi y compris, ne devraient pas dire : "Si vous faites un bon produit, les gens finiront par le comprendre un jour". Ce genre de discours ne fait qu’engendrer une exploitation des employés.
La valorisation de ce concept de "tema" sera inévitablement impopulaire auprès des personnes qui croient en la rentabilité et de celles qui ne veulent pas que le Japon change. Cependant, nous souhaitons poursuivre cette « fabrication de saké exigeante » en termes de "tema".